Je descends encore plus bas et je distingue des chars, excellemment camouflés, dans un repli de terrain, au bord du fleuve, à la lisière nord du village de Lebus ; il y en a douze à quinze. J’entends un bruit dans l’une de mes ailes, un petit projectile de D.C.A. a touché mon appareil. Je continue à voler très bas. Des éclairs d’artillerie jaillissent de tous les coins, j’estime à six ou huit le nombre de batteries installées pour protéger cette opération de franchissement du fleuve. Les artilleurs paraissent posséder une grande habitude du tir contre les Stuka. Ils ne lancent pas d’obus à traceur, on ne voit pas de rangées de perles ardentes arriver sur soi, seul le craquement des projectiles qui font mouche vous avertit de leur présence. Ils ne tirent pas non plus quand on vole plus haut, de sorte que nos bombardiers ne peuvent pas les attaquer. On ne voit partir les coups que lorsque l’on est très bas, près de l’objectif, et on dirait le clignotement rapide d’une lampe de poche. Je me demande ce qu’il convient de faire, inutile d’essayer de m’approcher à l’abri de quelque couvert, la rive basse du fleuve n’offre aucune possibilité à cet égard. Il n’y a pas d’arbres élevés ni de hautes constructions. Mes réflexions me démontrent que mon expérience et ma tactique ne servent plus à grand-chose, qu’il faut agir contre toutes les règles fondamentales que j’ai suivies jusque-là. Je ne peux plus me fier qu’à la chance - je serais mort depuis longtemps si j’avais toujours agi ainsi. Il n’y a plus de troupes allemandes et nous ne sommes qu’à 80 kilomètres de la capitale, c’est bien peu pour des blindés ! Il n’y a donc pas de temps à perdre en réflexion. Cette fois, il me faut compter uniquement sur la veine. J’attaque. Les autres avions sont montés en partie par des équipages neufs, ils devront donc demeurer à plus haute altitude, car la D.C.A. est trop nourrie pour leur laisser quelque espoir de succès et les pertes risquent d’être trop grandes. Quand je piquerai, ils tireront au canon sur les batteries dont ils apercevront alors les départs de coups, ce qui empêchera peut-être Ivan de bien viser. Il y a plusieurs chars Staline, les autres sont des T-34. J’en mets quatre en feu, mais mes munitions sont épuisées et je fais demi-tour. Je signale les observations que j’ai faites et souligne que j’ai attaqué uniquement parce que nous sommes à 80 kilomètres de Berlin. Nous allons nous tenir plus à l’est pour attendre une occasion favorable, tout au moins que les blindés sortent de la protection que leur offre la D.C.A. de la tête de pont. Après deux sorties, je change d’appareils parce qu’ils ont été endommagés par les coups reçus. J’en effectue une quatrième et incendie douze chars en tout. J’exécute plusieurs passes au-dessus d’un char Staline qui émet de la fumée mais ne veut pas se décider à flamber.
Chaque fois, je monte à 800 mètres, altitude où la D.C.A. ne me poursuit pas. Puis je pique droit vers le sol en exécutant d’amples mouvements de défense, particulièrement autour de l’axe transversal. Dès que j’approche du char, je tiens la ligne droite pour mieux tirer. Aussitôt après, je reprends mes mouvements défensifs et fonce par-dessus le char jusqu’en un point - en dehors de la portée de la D.C.A. - où je peux recommencer à prendre de la hauteur. A la vérité, je devrais voler en ligne droite pendant un temps beaucoup plus long, mais ce serait commettre un véritable suicide. Je n’ai besoin d’arrêter mon avion que pendant une fraction de seconde pour atteindre le char dans sa partie vulnérable, mais je ne peux le faire que grâce à ma très longue expérience et à ma sûreté de somnambule. Parmi mes camarades, aucun ne pourrait naturellement exécuter de telles attaques, justement parce qu’ils n’ont pas l’expérience suffisante.
Le sang bat furieusement à mes tempes, je joue à cachecache avec le sort, je le sais bien, mais il faut que je voie brûler ce char Staline ! Me voici de nouveau à 800 mètres, de nouveau je fonce sur le monstre de 60 tonnes. Il ne flambe toujours pas ! Je suis saisi d’une sorte de rage, il faut que je l’aie !
La lampe témoin de mes canons s’allume, il ne manquait plus que cela ! J’ai une avarie de chargement d’un côté, mais il y a peut-être encore un projectile dans l’autre ! Je reprends de l’altitude. Il ne me reste donc qu’un seul coup à tirer. N’est-ce pas une folie que de tout risquer sur cette unique chance ? Inutile de discuter, combien de fois déjà ai-je détruit un char d’un seul coup !
Il faut assez longtemps pour prendre de l’altitude avec un Ju 87, beaucoup trop longtemps, car cela me donne le loisir d’engager un dialogue avec moi-même. Mon premier « Moi » conseille prudemment : « Puisque le treizième char n’est pas encore en feu, ne va pas t’imaginer que tu en feras jaillir des flammes avec un unique coup à tirer. Retourne à la base pour chercher des munitions. Tu le trouveras encore au retour. » Mais un autre « Moi » répond rageusement : « C’est peut-être le coup qui manque pour empêcher ce char de rouler plus avant sur le sol de l’Allemagne.
Rouler plus avant sur le sol de l’Allemagne ! Ce sont de bien grands mots ! Mais il roulera beaucoup d’autres chars russes sur le sol de l’Allemagne si tu te fais descendre en ce moment, et tu vas te faire descendre,. crois-moi. C’est de la folie de replonger dans cet enfer pour lâcher un seul projectile, de la folie !
Pourquoi dis-tu que je vais être descendu, parce que c’est le treizième ? Ce sont des histoires de vieille femme ! Il me reste un obus à tirer, pas la peine de discuter, j’attaque ! » Et me voilà fonçant vers le sol, de mes 800 mètres d’altitude. Toute ma pensée est concentrée sur ma manoeuvre, je fais mesévolutions de protection, de tous côtés on tire sur moi. C’est le moment de redresser. Feu !... Il flambe ! Une immense joie m’emplit le coeur, et je passe en vrombissant au-dessus du char en flammes.
Évolutions défensives... un choc dans l’appareil, quelque chose me traverse la jambe, on dirait une barre de fer portée au rouge. Ma vue se brouille et ma respiration s’arrête. Mais il faut que je vole encore... que je vole... il ne faut pas que je perde connaissance, allons, serre les dents, bien fort, il faut t’en sortir ! Je tremble des pieds à la tête.
Ernst, ma jambe droite a été arrachée !
Mais non, ta jambe droite n’a pas été arrachée, s’il en était ainsi, tu serais bien incapable de l’exprimer, mais ton aile gauche brûle. Il faut descendre, nous avons reçu deux obus de 40 millimètres.
Il fait sinistrement sombre autour de moi, je ne peux plus rien distinguer.
Dirige-moi vers un endroit où je pourrais poser le zinc. Et puis tire-moi rapidement ensuite pour que je ne brûle pas vif. Je n’y vois plus et agis par subconscience. L’idée me revient lentement que j’attaque toujours du sud vers le nord et m’éloigne en tournant sur la gauche. Je dois donc être cap à l’ouest, c’est-à-dire dans la bonne direction. Je vole ainsi pendant quelques minutes. Pourquoi l’aile ne s’est-elle pas encore détachée, je serais bien incapable de le dire ! En réalité, je cours vers le nord-nord-ouest, presque parallèlement aux lignes russes. « Tire ! », crie Gadermann par les écouteurs, et je me sens glisser lentement dans quelque chose de nébuleux... ce n’est pas désagréable... « Tire ! », hurle de nouveau Gadermann - étaient-ce des arbres ou des poteaux télégraphiques ? Je n’ai plus aucune sensation dans les mains et je tire sur le gouvernail de profondeur machinalement quand Gadermann me le crie. Si cette brûlure à la jambe voulait bien cesser... et ce vol... si je pouvais seulement me laisser aller dans cet étrange silence, dans ce vaste espace gris, qui m’attirent... « Tire ! », et j’actionne encore automatiquement la commande du gouvernail de profondeur, mais cette fois j’ai à peine entendu Gadermann. Je me rends compte en un éclair qu’il me faut faire quelque chose.
Comment est le terrain ? demandé-je par le téléphone.
Mauvais, accidenté. Mais je dois me poser, sinon je vais complètement perdre connaissance. J’appuie à gauche sur le palonnier et pousse un hurlement de douleur. Mais n’était-ce pas ma jambe droite qui était atteinte ? Je pousse le manche à droite, je coupe le moteur et je redresse le nez de l’appareil car le système qui fait sortir le train d’atterrissage ne fonctionne peut-être pas. Nous pourrions nous retourner, l’avion prendre feu... Un choc, nous glissons et nous arrêtons bientôt.
C’est enfin le repos, je peux me laisser glisser dans l’espace gris... joie ! D’abominables douleurs me déchirent. Quelqu’un vient de se saisir de moi... avançons-nous sur un terrain cahoteux ? Cette fois, c’est la fin... le silence m’engloutit complètement...
Quand je reprends connaissance, tout est blanc autour de moi... des visages attentifs... une odeur très forte... je suis sur une table d’opération. Une peur subite, effroyable, s’empare de moi : où est ma jambe ?
Me l’a-t-on enlevée ? Le médecin approuve de la tête. "
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Combats aériens sur la Corne de l'Afrique (juin 1940 - novembre 1941)
http://aviationaoi.wordpress.com/
(version 2.1, MAJ avril 2013)