Ce mardi 27 juin 1978, la température ne dépasse pas les 11° sur le tarmac de la BA 709 de Cognac. Un petit vent frais de 10 km/h s'ajoute à l'effet de peau. Il est 6 heures du matin, je frissonne et j'ignore si c'est le froid ou l'émotion du moment. J'ai presque 21 ans, et à peine un mois de classe dans les Fusiliers Commandos de l'Armée de l'Air. Je découvre un monde nouveau : l'ambiance militaire, sa culture, ses codes, et l'immensité d'une base aérienne. Dans une heure, ou peut-être deux, voire trois –je ne sais pas, personne ne sait- je vais faire mon premier saut en parachute !
Avec mes compagnons d'infortune, j'attends l'arrivée du Noratlas. Nous ignorons tout du timing et nous attendons en écarquillant les yeux autour de nous.
Je me sens gonflé d'une supériorité vis-à-vis de mes compagnons : je suis pilote d'avion ! Enfin presque, il me manque une nav ou deux pour avoir ma licence de pilote privé.
Mais cela me confère une "expertise" vis-à-vis d'eux qui ne sont jamais montés en avion. Cependant, je n'ai jamais vu de près d'avion aussi gros et il me tarde de le voir. Des paris fusent sur celui qui captera le premier l'arrivée de la Grise. Je guette le ronronnement placide des deux moteurs Hercules, mais pour l'instant, seul le piaillement des alouettes invisibles occupe le fond sonore. Pas pour longtemps, un bruit strident se fait entendre au loin. Il n'y a pas de doute, c'est un réacteur d'avion. J'en fais part à la cantonade, avec la conviction d'un expert.
Fou rire et moqueries en retour : un camion passe, trainant une remorque avec un réacteur rugissant. Il s'agit d'une sorte d'aspirateur géant, à une époque où la "chasse au gaspi" verrait le jour l'année suivante.
Le camion passé, le piaillement des alouettes reprend de plus belle. Ces oiseaux sont une constante des aérodromes au petit matin : ils sont là, à voleter à quelques centimètres du sol sans qu'on les aperçoive vraiment. Puis, il me semble percevoir le ronron désynchronisé du Noratlas. On tend l'oreille, certains l'entendent, et le bruit se rapproche enfin. Le plafond est couvert et on ne le voit pas. Puis le bruit s'éloigne… Nous sommes dépités, et attendons résignés.
Avec la montée en température, les bancs de stratus épars commencent à disparaître sur le terrain. J'observe le phénomène quand tout d'un coup un bruit me fait tourner la tête : IL est là, au sol, il roule vers nous ! Personne ne l'avait vu venir ! Plus tard, bien plus tard…j'apprendrai ce qu'est une approche IFR dans un circuit avec éloignement.
L'arrivée du Noratlas est spectaculaire. Il se dirige vers le groupe en décrivant un virage comme pour mieux se montrer. En fait, il suit les marques au sol et se gare face au parqueur. Les deux moteurs continuent de tourner à un ralenti élevé pendant une bonne minute, puis les hélices s'immobilisent enfin. La porte s'ouvre et je guette l'équipage. En tant qu'élève pilote, j'idéalise ceux-ci. Ce sont des aviateurs, des vrais ! Ma culture militaire s'est forgée avec la série "Les chevaliers du ciel". J'imagine l'équipage à l'image de Tanguy, pilote séducteur avec une certaine prestance.
Je vois descendre cinq hommes loin du cliché. Certains sont bedonnants avec une calvitie et tranchent avec la silhouette athlétique du lieutenant de la Compagnie des Fusco qui vient les saluer.
- Où est-ce qu'on peut casser la croute ? s'inquiète l'un d'entre eux ? (Je note au passage, qu'il s'agit du plus bedonnant)
Un sous-off Fusco les dirige vers l'atelier de mécanique. Il est réputé pour y servir des œufs au plat savoureux cuits à même la gamelle en alu. J'y succomberai quelques mois plus tard, achevé par les coups de jaja servis sans limitation.
- ON DEMANDE DEUX VOLONTAIRES POUR DEMONTER LES PORTES !
L'ordre n'a pas fini de claquer, que je lève la main. Quelle belle opportunité que de visiter le Noratlas !
Il s'agit de préparer l'avion à l'exercice de largage. Cela consiste à ranger le matériel éventuel stocké au milieu de la carlingue, abaisser les sièges en lanière, et démonter les portes latérales arrières.
En approchant de l'appareil, je ressens les craquements caractéristiques du métal qui refroidit. Je hume les relents d'huile chaude qui suintent sous le moteur. J'éprouve un mélange de crainte et de respect pour cette vingtaine de tonnes de ferraille et d'alu brossé.
Mais je faisais partie de l'élite : j'allais monter à bord avant les autres !
On me briefe rapidement : il faut démonter les deux portes latérales et les déposer sur le tarmac. C'est facile, il y a quelques goupilles à ôter, et...
- CHEF ! Y A UN FILS QU'EST VISSE ET QU'Y FAUT UNE CLEF PLATE !!!
- ON A PAS D'OUTILS ! DEMERDEZ-VOUS-VEUX-PAS-LE-SAVOIR !
Le sous-off vient tout de même à notre rescousse. Il s'empare de la porte en alu et tire un coup sec pour arracher le fils de masse. Ayant un certain verni aéronautique, je suis choqué par la méthode !
- CHEF ! C'EST FINI, JE PEUX VISITER L'AVION ?
Je reçois un grognement approbateur en guise de réponse.
C'est un univers étranger, presque hostile. Il y a des câbles au plafond, des anneaux au plancher (je note que ce sont les mêmes que dans les geôles des châteaux-forts de mon Périgord natal).
Une hache peinte en rouge (rouge-sang ?) est accrochée près d'un emplacement délimité avec des pointillés : "EN CAS D'ACCIDENT, DECOUPEZ ICI".
Je réprime mes pensées funestes et continue mon exploration vers l'arrière. J'y découvre un tuyau prolongé d'un entonnoir étroit. J'ai déjà vu ça sur les bateaux pour communiquer de la timonerie à la salle des machines. J'avise le lieutenant :
- MON 'IEUTENANT , C'EST QUOI CE TRUC LA, C'EST POUR PARLER AVEC LES PILOTES ?
Celui-ci flaire le gogo, et me répond :
- Oui, oui ! On va faire un essai. Je vais à l'avant.
- ALLEZ-Y MATHIEU, PARLEZ ! PARLEZ PLUS PROCHE DE L'ENTONNOIR !
- COMME CA, VOUS M'ENTENDEZ MIEUX MON 'IEUTENANT ?
- WOUARF ! WOUARF ! glapit celui-ci.
...Je venais de parler dans l'urinoir !
Extrait de : https://www.pilotes-prives.fr/viewtopic.php?f=2&p=449825
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Tout ça me rappelle cet ouvrage hilarant de Jean-François Borsarello, ancien officier supérieur de l'armée de l'air qui sait vraiment parfaitement raconter les histoires ... plus ou moins historiques de nos volatiles militaires :
https://www.amazon.fr/bonnes-histoires-larm%C3%A9e-lair/dp/2704804982
https://www.meridiens.org/acuMoxi/septun/hommageDrBorsarello-stephan.htm
Je vous le conseille. Le retour (270 pages) sur ce modeste investissement est garanti.